Je ne porte pas ici de jugement sur le "fond", mais seulement sur la forme… même s’il s’avère que les deux vont souvent de pair (pas toujours, mais souvent – ici, il se trouve que le scénario français s’est avéré assez mauvais, et le script américain plutôt bon).
Ce sont deux scénarios écrits par des professionnels, chacun ayant déjà réalisé des films dans son pays. Deux adaptations de livres, l’un est un scénario d’espionnage, l’autre une comédie romantique, mais globalement ils ont le même équilibre de dialogues et de descriptions (en gros je compare pas le script du SOCIAL NETWORK avec celui du CHEVAL DE TURIN).
PAGE DE GARDE
Je lisais l’autre jour les propos d’une lectrice de scénario américaine : "Quand je vois un script avec une page de garde lourdement ornée et illustrée, je me demande "Pourquoi le scénariste ne fait-il pas suffisamment confiance à son écriture pour vendre son projet ?" Tout ce qui est peu soigné en terme de mise en page me rebute très vite. Quand quelqu’un ne prend pas le temps de se renseigner sur la forme scénaristique, on se demande à quel point ils sont sérieux dans ce qu’ils font".
Voici la page de garde du scénario américain (floutée parce que j’ai pas le droit d’en parler) :
Le titre. Le titre du bouquin qui est adapté. Le nom du scénariste. Le contact.
Et voici le français :
Les mêmes infos que l’américain, mais avec une simili-affiche numérique et un slogan/synopsis.
MISE EN PAGE
Le scénario français fait 104 pages, le scénario américain 117.
Comme vous vous en doutez, l’américain est écrit sur Final Draft, avec une typo Courrier, et respecte globalement le formatage qui conduit, soi-disant, à 1 page = 1 minute.
Le scénario français, lui, semble être écrit sous Word. Il est moins aéré, écrit en Times New Roman, et compresse plus de mot dans chaque partie dialoguée (qui prennent les 2/3 de la largeur de la page). En moyenne, il fait rentrer 319 mots par page, alors que l’américain se contente de 191.
J’ai donc calculé que si on mettait le scénario français en page au format américain (ou devrais-je dire : standard), il ne ferait plus 104 pages mais… 173 !
Le français compte-t-il vraiment mettre en scène une comédie romantique de 2h53 ? Je n’en suis pas sûr. Toujours est-il que la longueur que j’ai ressenti à la lecture se retrouve dans la mise en page. Il a squeezé trop d’infos, trop de descriptions, et trop de dialogues dans trop peu de pages.
En me basant sur les 10 premières pages de chacun des scénarios (qui, coïncidence, voient toutes deux un personnage secondaire mourir de manière abrupte), j’ai tiré les statistiques non scientifiques suivantes.
LA LONGUEUR DES DIALOGUES
Sur les dix premières pages du scénario US, pas une seule réplique ne dépasse les 4 lignes. Et quand je dis 4 lignes, c’est 4 lignes centrées sur Final Draft, donc très courtes, avec beaucoup de marge des deux côtés. En moyenne, les répliques sont longues de 1.93 lignes.
Les répliques françaises font au premier abord 2.18 lignes de long. Mais si on les met en page à l’américaine, elles passent alors à… 4.6 !
Le scénar français est donc 2.3 fois plus bavard que son homologue américain. A la lecture, j’ai justement senti ce côté indigeste dans l’écriture des échanges, souvent trop longs et manquant de punch.
Il est intéressant d’observer que le film d’espionnage américain, dense, complexe, s’en tire avec une écriture beaucoup plus économique que la comédie amoureuse française soi-disant "enlevée".
LA LONGUEUR DES DIDASCALIES
Toujours sur les dix premières pages, le scénario américain comporte 75 indications scéniques, longues en moyenne de 2.09 lignes.
Le scénario français n’en a que 33, longue en moyenne de 3.06 lignes. Mais attention ! Ce sont des lignes en Times New Roman… Si on les passe dans Final Draft, la didascalie moyenne devient alors longue de… 5.11 lignes !
Le scénario français fait donc appel à des indications scéniques presque 2 fois et demi plus denses et longues, sans jamais sauter une ligne.
Quand on sait que John August veille à ne jamais dépasser les 4 lignes dans ses scénarios…
LES PARENTHESES
Certains scénaristes usent et abusent des indications entre parenthèses, souvent là pour donner le ton d’une réplique, ou qui viennent interrompre la réplique avec une didascalie ("Il hoche la tête", "Il se retourne", etc.).
Il faut attendre la 6e page du scénario américain pour trouver la première didascalie intégrée dans le dialogue. On en trouvera 3 autres, pour arriver à un total de 4 sur les 10 premières pages.
Pour ce qui est du script français, la première réplique comporte déjà 3 indications de la sorte. Et on en trouvera 31 sur les10 premières pages.
Cette tendance du scénariste à sur-diriger ses acteurs/personnages est dommageable car elle est souvent inutile (on comprend souvent très bien le ton de la phrase à comment elle est écrite) et rend la lecture plus longue et hachée. Il vaut souvent mieux juste donner le minimum pour clarifier les ambiguïtés, et laisser la lecture vivre.
J’avais lu une fois que, soi-disant, toute l’œuvre de Shakespeare ne comportait aucune indication de la sorte. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’aime le croire.
CONCLUSION
Ces quelques observations visent à montrer que s’il existe une forme scénaristique plus ou moins standard et acceptée en tant que telle dans l’énorme industrie qu’est le cinéma américain, ce n’est pas juste pour faire joli.
Un scénario écrit en Arial ou en Times New Roman ne donne pas le même nombre de pages que son homologue écrit en Courrier. Que le scénario final ne passe pas une page par minute n’est pas très grave. Mais il vaut mieux s’en approcher. Ici, je suis persuadé que le scénariste français croit avoir écrit un film tournable en 1h40. Mais il n’en est rien, et sa mise en page l’a induit en erreur. Bon courage au montage…
Il y a ensuite un soin basique à apporter à la mise en page pour la rendre claire. Le scénariste américain passe fréquemment à la ligne, guide l’œil du lecteur, nous entraîne là où il veut qu’on aille. Son collègue français fait des pavés de description qui mêlent tout à la fois le décor, les personnages, leur attitude, le son, etc. C’est souvent très difficile à lire.
Je passerais sur les indications extra-diégétiques glissées dans le scénario français, notamment une note subitement adressée au lecteur pour préciser le filmage d’une scène et qui se termine par… un smiley.
Je finirai par dire que s’il ne fait aucun doute que le cinéma est un art, c’est aussi une industrie, et que le but des deux objets littéraires dont je viens de parler est aussi de dire : "Donnez moi quelques millions d’euros SVP". Or imagine-t-on des documents professionnels dans l’industrie, le droit, ou la finance qui n’obéissent pas à un minimum de rigueur et de clarté, surtout quand tant d’argent est en jeu ?
Bien sûr, on est dans l’expression d’un soi artistique. Et je tiens à préciser que pas tous les scénarios français ne sont comme ça (j'ai même constaté une assez belle amélioration depuis les trois ans et demi que je lis). Mais on ne peut pas juste jeter les mots sur le papier n’importe comment. La forme scénaristique aide à préciser la vision, à la clarifier. Ce n’est pas un carcan à la créativité, bien au contraire. Et ne dit-on pas que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ?